Le Royaume de Luang Prabang
« Sire, la cérémonie à laquelle je viens d’avoir « le grand honneur de procéder, consacre solennellement les droits et prérogatives que M. le Gouverneur général a bien voulu vous conférer ».
C’est M. Mahé qui, lors du couronnement du jeune Roi, prononçait ces paroles sacramentelles, en cette cérémonie à laquelle il ne manquait que quelques mesures de musiquette. M. Mahé plaçait en même temps la couronne royale sur la tête royale de Sidavanvong, devant derrière, du reste, ce qui permit au grand bonze d’intervenir utilement pour rectifier le geste de M. Mahé, et couronner vraiment le roi, aux yeux de la population laotienne, ainsi que le veulent les usages.
Tout en consacrant officiellement les prérogatives du Roi, le Résident Supérieur n’avait cessé de demander la suppression de ce roitelet, de son budget, de son royaume, et de réclamer avec insistance la transformation du royaume en une province du Laos. Les mêmes idées hautes et larges qui avaient hanté l’esprit du « Colonel » durant toute sa carrière, se retrouvaient donc chez son successeur, qui pourrait ne pas s’en vanter.
Le royaume de Luang-Prabang a conservé son autonomie complète. Il s’administre lui-même, procède à la confection de ses rôles, perçoit son impôt, rend sa justice, par l’entremise de ses mandarins et fonctionnaires indigènes, sous notre contrôle et notre direction. C’est ce self-governement qu’on veut supprimer, désireux qu’on est d’enlever au Roi et à ses aides l’autorité toute paternelle qu’ils ont et que nous ne pourrons jamais avoir sur l’indigène. Et quel est le résultat de cette administration indigène ? Non seulement le royaume de Luang-Prabang vit de ses propres ressources, ne demande rien à personne, mais il donne encore des subventions au budget du Laos et possède une caisse de réserve.
Le budget de Luang-Prabang s’élève, pour 1906, en recettes, à 132.300 piastres et nul doute que ces prévisions ne soient dépassées à la fin de l’année, la révision des listes de recensement se faisant actuellement par les soins des fonctionnaires indigènes et pouvant laisser prévoir, dès à présent, une forte plus-value d’impôts directs. L’impôt personnel et le rachat de corvée entrent pour 119.700 piastres dans les recettes, c’est-à-dire pour la presque totalité. Et encore faut-il ajouter que les droits de sortie sur les produits du royaume — caoutchouc, cardamone, benjoin, gomme laque, teck, etc — ne rentrent pas dans le budget du royaume, mais sont perçus au profit du Laos qui chaparde, de ce fait, encore une dizaine de mille piastres, au moins, au budget royal. Les dépenses d’autre part s’élèvent à 62,300 $.
Il reste donc un excédent de recettes de 70,000 piastres. D’après les arrêtés en vigueur, la moitié de cet excédent, soit 35,000 piastres, doit être versée à la caisse de réserve, l’autre moitié au budget du Laos. Il en devrait être ainsi du moins.
Mais il en va autrement.
On impute au budget royal des dépenses supplémentaires, des subventions. Aux frais de l’école et de l’ambulance il contribue pour 6,000 piastres.
L’entretien de la garde indigène lui coûtait 12,000 piastres, on vient de le porter à 24,000 $.
Finalement, ces subventions s’élèvent à 30,000 $, pour 1906.
On fait rentrer ces subventions dans les dépenses ordinaires, de sorte que - L’excédent des recettes se trouve réduit d’autant, à 40,000 piastres. Sur ce chiffre, la moitié va au budget du Laos ; le Trésor royal met l’autre moitié dans sa caisse de réserve, c’est-à-dire 20,000 piastres au lieu de 35,000 piastres, lorsque le budget du Laos reçoit, en outre de ces 20,000 piastres, les 30,000 piastres visées plus haut, ce qui porte le total de la subvention que lui donne Luang-Prabang à 50,000 $. Si j’ajoute 10,000$ dont le royaume devrait bénéficier par les taxes de sortie, c’est un total de 60,000 piastres dont il se trouve frustré tous les ans.
Il est tout naturel que Luang-Prabang participe aux travaux d’intérêt général —quoiqu’il n’en profite guère — si tant est qu’il y en ait.
Mais le chiffre de la subvention devrait être fixé, et ne pas varier au gré d’une administration besogneuse, qui jette l’argent qu’on lui donne de tous côtés, sans mesure, sans règle, comme, du reste, sans contrôle.
Je noterai en passant que, depuis des années, on refuse au royaume un instituteur et un agent des Travaux Publics.
Ce royaume privilégié, cette colonie unique parmi nos colonies, avec la Cochinchine, commence à être éprouvée par cette administration qui, au nom de la morale, de la grandeur, de l’esprit humanitaire de la France, tient à ce que le Laotien ait les mêmes besoins que nous, qu’il éprouve les mêmes sensations ; qui entend lui faire trouver du plaisir et du bonheur là et comme nous en trouvons, et qui, au nom de ces grands principes tout le temps répétés, ne fait que léser les intérêts de ses protégés.
Il faut espérer que le Gouvernement Général ne prendra pas les vessies qu’on lui présente, pour des lanternes. Il y a, du reste, assez de « Laotiens », en haut lieu, pour qu’ils fassent comprendre à M. Beau toute l’inanité, toute la monstruosité de cette idée qui consiste à vouloir supprimer l’autonomie de Luang-Prabang, pour le doter de notre inintelligente administration.
Le « Colonel » ne pouvait subir le roi de Luang-Prabang : c’était une autorité qui lui portait ombrage, un territoire qui glissait dans sa main, un budget qui lui échappait. Il n’était de paroles, désagréables qu’il ne fit entendre au vieux roi, qui souriait et laissait passer la colère résidentielle.
Ce même état d’âme se retrouve chez M. Mahé, et l’incite à demander la suppression pure et simple du royaume, et son assimilation à une province du Laos.
Le fonctionnaire qui se trouve à Luang-Prabang, que ce soit M. Gaud, M. Vacle ou M. X. considérera toujours comme de son devoir de défendre cette autonomie, dans l’intérêt même du pays, et c’est pourquoi il devrait dépendre du Gouvernement Général et non du Résident.
Je ne veux pas me placer au point de vue sentimental— le sentiment, qu’on invoque trop souvent, n’est pas un moyen de politique ni de gouvernement, ou c’en est un mauvais.
Je ne rappellerai donc que pour mémoire les conditions dans lesquelles le royaume a accepté notre protection, les promesses formelles qui ont été faites par le Gouvernement de respecter son autonomie, les engagements solennels et réitérés — y compris ceux dont M. Mahé a été le porte-parole — de laisser au pays son Roi, ses lois, son budget et ses mandarins.
Je ne m’arrêterai qu’au point de vue strictement terre à terre-et de plus bas intérêt.
Ce n’est pas au lendemain des sensationnels discours de M. Rodier, ce n’est pas alors qu’on reconnaît unanimement qu’on a eu tort, dans nos protectorats et colonies, d’enlever aux mandarins indigènes, au lieu de la diriger, l’autorité qu’ils avaient par atavisme, par instinct de race, sur leurs sujets, autorité que nous n’avons jamais pu conquérir et que nous n’obtiendrons point, ce n’est pas de ce jour-là qu’on peut songer à commettre, sciemment, pour le royaume de Luang-Prabang, les fautes, les erreurs, que nous reconnaissons et que nous voulons réparer ailleurs.
Nous devons, au contraire, relever le prestige de ces mandarins, de cette hiérarchie administrative par l’intermédiaire desquels « seulement » nous pourrons obtenir des indigènes ce que nous leur demandons. A nous, ils n’obéiraient pas, ils opposeraient la force d’inertie que l’on constate dans tout le Laos, sans pouvoir y remédier ; ce serait l’anarchie comme dans les autres provinces.
Certes, il y a beaucoup à faire, et beaucoup de choses intéressantes dans le Luang-Prabang, ne serait-ce que l’émancipation des Khas, qui demeurent exploités par le Laotien comme des bêtes de somme. C’est une race de travailleurs doux, intelligents et, chose rare, capables de reconnaissance. Ils sont, dans le Luang-Prabang, plus nombreux que les Laotiens. Les émanciper, les délivrer de cette tutelle despotique des Laotiens, qui les considèrent comme d’une race très inférieure, et qui ne vivent que de leur travail, serait une œuvre éminemment belle, tentante, et alors humanitaire.
Ce serait difficile, long, pénible, car on rencontrerait contre une pareille réforme l’opposition sourde ou déclarée de toute la population — peuple et mandarins. — Mais c’est sur ce point, justement, que nous devrions agir de nos conseils, de notre influence, auprès du haut personnel indigène. La tâche n’est pas impossible, bien loin de là.
[Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France]
[Document complet téléchargeable en PDF]