L’EXPANSION FRANÇAISE DANS LE LAOS
- Logement du Commandant Bérard, à Khong
Chapitre 1
La grande œuvre politique du vingtième siècle sera certainement, et peut-être à date prochaine, le partage définitif de l’Afrique et de l’Asie entre les puissances européennes qui déjà, dans ces deux continents, se sont taillé un empire, en y affirmant respectivement leurs droits d’occupation, de protectorat ou d’annexion, et en s’y ouvrant des zones d’influence successivement agrandies. La France est entrée, sous Napoléon III et surtout sous la troisième république, dans ce mouvement intensif d’expansion coloniale. Grâce à des entreprises couronnées de succès, elle a, par des traités et des conquêtes, accru considérablement ses possessions africaines et asiatiques. Pour ne parler ici que de ces dernières, la superficie totale de son territoire en Indo-Chine dépasse dés maintenant 600.000 kilomètres carrés, et l’on peut prévoir que des extensions futures s’y ajouteront à l’ouest et au nord. Il est vraisemblable, en effet, que nous reculerons encore nos limites du côté de la région montagneuse occupée par les Laotiens et que le Yun-Nan, le Kouang-Si,le Kouang-Toung ne nous opposeront pas toujours leurs barrières actuelles, la Chine méridionale (1). qui confine au Tonkin, étant indiquée aux emprises françaises, si le morcellement aujourd’hui entrevu du bloc célestial s’accomplit. Du reste, en ce qui concerne le Laos, la portion du Siam neutralisée par l’arrangement anglo-français de 1896 ne saurait rester telle ; il suffirait d’une convention, d’ailleurs autorisée par cet accord, entre les cabinets de Paris et de Londres, pour nous permettre de reconstituer à notre profit dans son intégralité l’ancien royaume khmer et, en englobant Korat, de nous assurer de tout l’ancien Laos. Cette sphère d’action nous appartient ou nous est accessible, et les événements peuvent nous en donner le bénéfice entier dans un délai peu éloigné ; de même que les privilèges et avantages commerciaux qui nous sont concédés pour le présent, avec ceux à obtenir dans le Yun-Nan et le Se-Tchuen (1), c’est-à-dire dans les bassins si importants du fleuve Rouge et du fleuve Bleu, en vertu des stipulations de 1896 et de 1898, justifient nos espérances d’accroissement ter-ritorial dans ces deux provinces encore chinoises (2).
Chapitre 2
L’ancien Laos n’a pas d’histoire. Bastian (3), qui l’a surtout étudié au point de vue de l’ethnogénie, n’a pu que conjecturer, en ce qui regarde son passé, d’après les livres des prêtres bouddhistes. Quant aux annales chinoises, elles n’en font pas mention avant le quinzième siècle de notre ère. Les premiers renseignements que l’on en connut en Europe vinrent des Portugais, à la suite de leurs rapports avec Siam, au commencement du seizième siècle, et, quelque soixante-dix ou quatre-vingts ans plus tard, par les Espagnols qui débarquèrent sur les côtes de la Cochinchine. Mais ces données sont encore bien peu précises, et tout ce qu’elles apprenaient, c’est que le Laos était un grand et riche royaume dont une partie avait été soumise par le roi d’Ayuthia (Siam), une autre conquise par les Birmans, le reste demeurant au pouvoir de populations sauvages, fétichistes, de la race thaï, se partageant en deux grands groupes ethnographiques, les Ventres noirs (Khong-Dans ou tatoués) et les Ventres blancs (Khong-Khao, non tatoués), avec, dans l’une et l’autre des régions qu’ils habitaient, des éléments shans (4). Encore ne faut-il accepter ces informations que dans un sens relatif, car la grandeur du royaume de Laos ne pouvait concorder, même en tenant compte de leur densité, qu’avec le chiffre de ses habitants, que les supputations les plus élevées ne portaient pas, dans leur ensemble, à plus de deux millions. Ce qui prouve, au surplus, que ceux qui en parlaient n’avaient eux-mêmes que des bases d’appréciation vagues ou erronées, c’est que, Chinois ou Européens, tous les auteurs qui racontent leurs voyages dans ce pays, jusque vers 1830(1), n’en connaissent pas la topographie exacte, et que ceux mêmes qui y ont séjourné plusieurs années n’en savent guère davantage (2). Les missionnaires catholiques et protestants, et parmi eux principalement l’évêque français Mgr Pallegoix et le docteur Gutzlaff (1), rectifièrent un certain nombre de ces erreurs. D’autres membres des missions françaises ou étrangères, Grandjean (2), Schomburgk (3), des pionniers hardis comme Mouhot (4), complétèrent ces travaux en fournissant des notes précises sur le Laos. L’expédition si remarquable à tous égards du Mékong par Doudart de Lagrée et Francis Garnier (5) eut en 1866 l’honneur de frayer la route du haut Mékong, et la description de cette exploration, un chef d’œuvre, mit fin à, l’ignorance et à l’incertitude jusqu’alors générales sur ce problème dont la solution intéressait directement la France. Des voyageurs plus récents, Harmand (6), Bock, Néis, suivant la voie tracée par ces devanciers, contribuèrent à leur tour à réunir les matériaux de l’étude scientifique du Laos.
Grâce à ces efforts et à ces travaux, nous savons maintenant que le Laos, région centrale de l’Indo-Chine, correspond au bassin central du Mékong, qu’il a pour bornes, au nord le Yun-Nan, à l’ouest la Birmanie, au sud le Cambodge, à l’est l’Annam. Il se partage entre le Siam et l’Annam. Sous le rapport physique, climatologique, économique, il s’offre à notre activité dans des conditions propres à motiver nos vues sur ses ressources. La civilisation peut y rencontrer un champ fertile, bien que les populations y soient encore dans un état de transition ethnique, elles conservent, en effet, beaucoup de leurs préjugés, de leurs résistances au progrès, elles n’ont pas cessé de vivre en tribus, et, sans être rebelles à la culture du sol, au commerce avec leurs voisins, Chinois, Siamois, Birmans, Annamites, elles n’adoptent les influences du dehors qu’avec une opposition plus ou moins manifeste et accusée. Il y a donc toute une tâche à entreprendre prudemment par notre administration coloniale pour amener le Laos peu à peu dans l’orbe de notre développement matériel et moral en Indo-Chine, et l’expérience a déjà démontré que l’on n’obtiendra un résultat sérieux dans ce sens qu’avec le temps.
Chapitre 3
Politiquement, le Laos siamois est divisé en plusieurs principautés ou États tributaires, ayant le même nom que leurs capitales, dont les plus importantes sont Xieng-Maï (la ville neuve) sur la rive droite du Mé-Ping, au centre d’une plaine féconde et au point de jonction des routes menant à Moulmein, chef-lieu de la province de Ténasserim (Birmanie), et au Yun-nan ; Lakhon, aussi sur le Mé-Ping, et possédant des chantiers de constructions navales ; Muang-Pré et Muang-Nam, riches en forêts ; Xien-Sen et Xien-Haï, au sud de la frontière birmane, dans la vallée du Mékong, villages ruinés et dépeuplés il y a trente ans, mais redevenus florissants. Quant au Laos français, il a pour capitale Louang-Prabang(l), moins peuplé, à la vérité, que Xieng-Maï et Lakkon, mais plus visité par les commerçants de toute espèce, à cause de la situation même de son marché, où se disputent les affaires. Stoung-Teng, Attopeu, sont également en terre française, la première de ces places présentant un intérêt pour la navigation du fleuve et la douceur naturelle de sa population, la seconde, dans la région des Khas, au bord du plateau splendidement boisé qui s’étend entre le Mékong et son affluent le Sékong. Que nous vaudra, une fois que notre autorité y sera solidement assise, cette région laotienne, comme importation et exportation ? On peut déjà en faire approximativement le calcul. L’industrie n’y est encore que rudimentaire, mais la nature y met à sa disposition d’assez abondantes richesses minérales, plomb, zinc, fer, cuivre, antimoine, des gisements, de sel, des carrières de calcaire, de vastes forêts de tek ; une flore et une faune pouvant être utilement exploitée, plusieurs espèces de riz, du millet, du sarrasin, du coton, des plantes oléagineuses, arachide et sésame, des plantes textiles, chanvre, jute, ortie de Chine, des plantes tinctoriales, indigotier, rocouyer, sapan (2), plantes alimentaires, goyavier, bananier, canne à sucre, manioc, canneilier, etc., puis l’éléphant, le zèbre, le buffle, etc. Les voies fluviales y facilitent les communications, et l’habileté, des indigènes à confectionner leurs embarcations rend les moyens de transport généralement pratiques. Est-ce à dire que ces productions naturelles pourraient être mises à profit par notre colonisation, sans accompagner celle-ci ou plutôt sans la faire précéder du travail moral ? Nous ne le croyons pas. Le Laotien est encore imbu des traditions de l’esclavage, qui a maintenu, pendant le régime siamois, ces tribus dans un état d’abaissement profond. « C’est à l’esclavage, dit avec raison M. Harmand, qu’il faut demander la raison de l’isolement réciproque des races de l’Indo-Chine, de la haine qui existe entre elles, et de la terreur qui s’oppose presque entièrement à. des relations commerciales d’où résultent non seulement des échanges de produits, mais aussi d’idées, et que l’on peut appeler le véritable facteur de la civilisation. Si l’esclavage était supprimé, les Laotiens viendraient commercer chez les sauvages ; les Annamites, de leur côté, pourraient sans peur de se voir enlever, franchir partout leurs montagnes, et, en se mettant en rapport avec les populations de la vallée du Mékong, ouvrir aux produits naturels du sol et des forêts des débouchés vers la mer de Chine, qui semble si loin et qui est en réalité si proche. J’ai la conviction que la suppression de l’esclavage dans toute l’Indo-Chine est chose relativement facile ; il suffirait de supprimer les deux grands marchés de Bangkok et du Cambodge. Pour le Cambodge, qui est sous notre autorité, ce résultat est en partie atteint ; à Bangkok, l’influence européenne est assez puissante pour l’obtenir également, et nous pouvons exiger du roi non seulement la suppression de la chasse aux Khas, mais la prohibition de l’achat et de la vente des esclaves sauvages dans les provinces du Laos (1). Ce vœu n’a pas encore été complètement réalisé. Le roi de Siam actuel Chulalongkorn n’y est point défavorable, et son récent voyage en Europe fera incliner ce souverain sans doute encore plus efficacement à seconder cette abolition des coutumes barbares ; mais il v a des racines que Yon ne fait disparaître entièrement que par des mesures auxquelles le roi n’aura point recours, si, comme il arrive, malgré son pouvoir autocratique, il est prisonnier de sa cour. Les mœurs laotiennes ne se transformeront qu’avec l’action européenne, le jour où la France étendra son œuvre d’émancipation à tout le Laos (2).
Charles SIMOND.
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