A Mr Auguste Pavie
Chapitre 1.
Coup d’oeil sur le Laos et le Haut-Laos.
Laos, à 1500 k. de la mer, étalée au bord de cet immense Mékong, qui, malgré toutes les imperfections de son lit et les inconvénients de son régime, demeure encore à l’heure où j’écris ces lignes l’unique voie pratique pour y arriver !
Considéré dans son ensemble et sans trop d’imagination aidant, le Laos a l’aspect d’une fleur à cinq pétales dont la tige formée par la bande de territoire étirée, située à l’ouest de la chaîne an-namitique, serait traversée sur toute sa longueur par une gigantesque artère nourricière, le Mékong. Mais si important que soit ce vaisseau, il n’en est pas moins oblitéré en maints endroits, et quelles que soient les améliorations qu’il ait subies depuis bientôt trente ans, il demeure au-dessous de sa tâche, au-dessous des espérances qu’on avait fondées sur lui, impuissant à assurer les échanges nutritifs nécessaires pour permettre à la belle fleur laotienne d’atteindre son plein épanouissement.
Pourtant il lui donne la vie. Il est le grand protecteur, le Mécène du pays. C’est lui qui, par ses inondations annuelles, facilite la croissance du riz. C’est lui qui fournit le poisson, branche importante de l’alimentation indigène. C’est sur ses rives, engraissées par le limon qu’il y dépose, que poussent le coton, le tabac, l’indigo et les légumes d’usage courant. Il est dans une certaine mesure au Laos ce que le Nil est à l’Egypte. Mais il ne faut pas attendre de lui plus qu’il ne peut donner. Ceux qui voyaient le moyen de faire de Saigon un des plus grands entrepôts du monde, le port des ports d’Extrême-Orient par « l’afflux des produits de trente royaumes ou tribus échelonnés le long du fleuve, ceux du Yunnan et ceux des provinces intérieures de la Chine », ceux-là caressaient un espoir chimérique. Voici trente ans que sont entrepris, poursuivis, exécutés — en partie du moins — de gigantesques travaux de dérochage et de balisage. On a beaucoup dépensé, fait indéniable, mais en échange des millions de dollars qu’il a engloutis, le Mékong, indifférent à ce lourd passif, a bien peu rendu. Des vapeurs, dira-t-on, ne remontent-ils pas toute l’année jusqu’à Vientiane ? La belle affaire ! De quel tonnage ? A quel prix ? En combien de temps ? Et par quels moyens ? Voilà ce dont on ne semble guère se préoccuper. Voilà cependant les éléments indispensables pour se faire une opinion exacte et apprécier à une saine lumière les services d’une telle navigation. Je me réserve d’y revenir avec précision quand je décrirai ce long et fastidieux voyage, coupé de nombreux transbordements, sur un fleuve turbulent au lit capricieux, brisé par les roches et les rapides, constamment en révolte contre les chaînes avec lesquelles on a la prétention de le dompter. Qu’il nous suffise de savoir pour l’instant que tant que nous compterons sur le seul Mékong pour sortir le pays de sa léthargie et lui infuser un sang rénovateur, nous nous bercerons de fâcheuses illusions. Tant qu’il ne sera relié à la mer que par cette artère affligée de sclérose en maints endroits, aussi impuissante à exporter ses richesses qu’à.lui apporter les matériaux nécessaires à les exploiter, le Laos sera toujours, suivant l’expression saisissante de Paul Doumer, « un boulet d’or rivé aux pieds de l’Indochine ».
C’est, du, reste, moins au fleuve qu’au système orographique que le pays doit les difficultés de son développement. Car si le Mékong est encombré de rapides, n’est-ce pas à ces nombreuses ramifications détachées de la chaîne annamitique qu’il faut s’en prendre ? Si quelques-unes d’entre elles se bornent à séparer les bassins de ses divers affluents, combien d’autres, traversant sa vallée, le fragmentent en plusieurs biefs ?
Rien n’est aussi tourmenté que ce puissant massif montagneux, descendu du Thibet à travers le Yunnan, qui forme l’ossature de la presqu’île indochinoise. Etalé d’abord en une furieuse mêlée de déplissements multiples, d’escarpements disparates entre la Rivière Noire et le Mékong, il se rétrécit ensuite pour s’infléchir vers le sud parallèlement à la mer de Chine jusqu’au Gap Padaran où il se termine. Ce vaste dos d’âne est la ligne de démarcation qui sépare le Laos et l’Annam. Frontière naturelle d’abord, frontière climatërique ensuite, car s’il y a sur le versant de l’Annam deux saisons des pluies qui permettent deux récoltes annuelles, le versant laotien moins bien partagé n’en connaît qu’une seule. Sur le versant maritime la chaîne s’affaisse en pente abrupte tandis qu’elle s’incline doucement par gradins successifs du côté du Mékong. C’est entre ces chaînons secondaires, le long des cours d’eau qu’on trouve de vastes plaines tantôt couvertes de rizières et de villages, tantôt de belles forêts vierges. Et c’est aussi la zone de ces forêts clairières dont l’aspect est si différent suivant l’époque : verdure, ombrages, frondaisons puissantes pendant la saison des pluies ; amas d’arbres rabougris et dépouillés sur un sol brûlé par le soleil pendant la saison sèche.
Quel contraste avec le Laos septentrional dont je veux surtout parler ici ! Je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré, nulle part ailleurs, terrain semblable. Le caractère général du pays est un chaos invraisemblable de montagnes informes surgies de terre comme au hasard, de crêtes séparées par des ravins à pentes perpendiculaires, ou par des vallées étroites profondément encaissées au fond desquelles miroitent au soleil les sinuosités sans nombre d’un cours d’eau, toujours le même, qui disparaît et reparaît sans cesse, comme les tronçons d’un interminable serpent. Ce ne sont que ressauts, exhaussements confus de collines, océans de pics, de cônes, de mamelons, de pyramides qui s’étendent à perte de vue, se chevauchent, s’étirent et ondulent les uns derrière les autres. Impossible de relever quelques indications de système, une apparence de chaîne régulière. Impossible d’obtenir du haut de ces sommets une vue d’ensemble sur le terrain parcouru, car sur les cimes comme dans les bas fonds, la végétation touffue, embarrassée de lianes oppose presque toujours aux regards tendus vers l’espace un impénétrable rideau. Tantôt un rocher isolé s’élève devant vous comme un mur infranchissable, tantôt une pente rapide vous conduit au bord d’un torrent dont les eaux emprisonnées battent furieusement contre le granit d’un chenal sinueux. Parfois brusquement, tout à fait inattendu, un paysage à noté poétique s’offre à votre vue : un joli rio roule ses eaux fraîches en des ravins encombrés de verdure, à l’ombre de vieux arbres empanachés de lianes, qui semblent d’augustes vieillards à tête chenue ; penchés sur le berceau où gazouille la vie.
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